La politique canadienne, contrairement aux apparences, ne manque pas de sel. Ce qu’il s’est passé ces dernières semaines au Québec et en Alberta, deux provinces très différentes de ce vaste pays, en témoigne.
La nouvelle Première ministre de l’Alberta a été assermentée le 11 octobre à Edmonton. Crédit : gouvernement de l’Alberta.
Dans la Belle province, le scrutin du 3 octobre a vu la réélection du Premier ministre sortant, François Legault, dont la formation, la Coalition Avenir Québec (CAQ), est sortie victorieuse des urnes avec 41% des votes et 90 sièges à l’Assemblée nationale (sur 125). En 2018, quand il avait conquis le pouvoir pour la première fois, François Legault avait intrigué, voire inquiété, certains commentateurs européens qui voyaient en lui un dirigeant nationaliste ( il avait quitté le Parti Québécois, indépendantiste, pour créer sa propre formation, d’inspiration à la fois souverainiste et libérale). Quatre ans plus tard, Legault n’effraie plus grand monde, même si certaines réformes de son premier mandat ont pu donner l’impression de céder à la tentation du repli sur soi : volonté de réduire l’immigration et de renforcer la langue française, par exemple, ou encore de réaffirmer par la loi une laïcité bien peu comprise dans le reste du Canada. C’est d’ailleurs sur l’île de Montréal, territoire le plus multiculturel de la province, que la CAQ conquiert le moins de voix. Partout ailleurs, c’est un raz de marée.
Cette victoire éclatante est “historique” selon le spécialiste de la politique québécoise Georges Poirier, qui rappelle dans une analyse publiée sur Facebook que “seul Robert Bourassa avait fait mieux en 1970 et 1985.” “Détroussés par la CAQ, le Parti Libéral du Québec et le Parti Québécois sont aussi concurrencés, comme en France LR et le PS, par plus radicaux qu’eux : le Parti conservateur du Québec (PCQ) à l’ultra-droite et Québec Solidaire (QS) sur la gauche orange-vert”, souligne Georges Poirier, qui ajoute : “l’indépendance n’est plus à l’ordre du jour et les jeunes générations se tournent vers Québec solidaire.”
Que promet François Legault ? Une amélioration du système de santé et de l’accueil des aînés, des mesures anti-inflation, et “protéger” la langue française. « Qu’on le veuille ou non, l’avenir du français, ça passe beaucoup par notre capacité d’intégrer en français ceux et celles qui ont choisi de bâtir leur avenir au Québec » a-t-il déclaré le soir des résultats. François Legault veut aussi obtenir des pouvoirs accrus en matière d’immigration pour limiter le nombre de nouveaux arrivants et mieux les sélectionner (comprendre : s’assurer que ce soit en priorité des francophones). Le Québec, qui dispose depuis 1968 de son propre ministère de l’Immigration, a progressivement conquis des prérogatives de plus en plus importantes en matière d’accueil des immigrants. L’entente de 1978 entre Québec et Ottawa a permis à la province de choisir certains de ses immigrants. En 1991, une nouvelle entente lui permettait de prendre totalement la main sur l’immigration économique. L’accueil des réfugiés et le regroupement familial restent cependant du ressort du fédéral.
Ce qui ne manque pas de sel, c’est que durant le premier mandat de Mr Legault le Québec a accueilli… 70 000 immigrants, un chiffre record ! Car la province doit faire face à une grave pénurie de main-d’oeuvre et s’est donc largement ouverte aux travailleurs temporaires. Mais le chef du gouvernement québécois n’en démord pas, malgré la fin de non-recevoir du Premier ministre Justin Trudeau et les appels à la raison des milieux d’affaires : il veut limiter à 50 000 par an le nombre d’immigrants accueillis au Québec. Ce qui permettrait peut-être de préserver le poids de la population francophone au Québec, mais qui va mécaniquement diminuer le poids démographique du Québec dans la fédération canadienne : 50 000 immigrants par an, cela représente seulement 11 à 12% du total des immigrants accueillis dans le pays (quelque 431 000 attendus en 2022), alors que le Québec pèse aujourd’hui pour 23% dans la population canadienne. C’est donc un risque non négligeable en termes d’influence. Faut-il être moins nombreux et assurer un fait francophone ultra-majoritaire ou plus nombreux mais accepter de voir l’usage de l’anglais progresser ? Tel est le dilemme de la CAQ.
Une chose est sûre : par les temps qui courent, revendiquer plus de pouvoir pour son peuple fait recette. Quatre jours après la réélection de François Legault au Québec, l’Alberta s’est dotée d’une nouvelle Première ministre au profil clairement souverainiste. Danielle Smith, c’est son nom, est issue de la frange la plus radicale du Parti conservateur uni de l’Alberta. Cette ancienne journaliste a fait campagne en promettant aux Albertains une “loi sur la souveraineté” : en clair, elle veut se donner les moyens de s’opposer à ce qu’elle considère comme des intrusions du pouvoir fédéral par exemple en matière sanitaire (la vaccination obligatoire contre le Covid-19) ou environnementale (les freins au développement des énergies fossiles qui constituent une ressource essentielle pour la province, troisième réserve de pétrole de la planète).
Si les Québécois et les Albertains n’ont jamais été grands amis - les premiers considèrent les seconds comme des cow-boys qui piétinent l’environnement; les seconds reprochent aux premiers de profiter indûment des richesses de leur pétrole et de dilapider l’argent public - ils sont au moins d’accord sur un point : la défense de l’autonomie des provinces. Et si possible l’accroissement de leurs compétences. Au Québec, plus grand monde ne veut l’indépendance. En Alberta, il n’est pas question non plus de vouloir devenir un pays (même si la province fait savoir régulièrement qu’elle en a assez de payer pour les autres provinces moins riches en vertu du principe fédéral de péréquation). Mais la nouvelle Première ministre voudrait pouvoir se soustraire aux lois fédérales qui ne lui conviennent pas… rien que ça ! Smith comme Legault ne remettent pas en cause la fédération canadienne mais ils veulent plus de pouvoir pour répondre aux enjeux existentiels de leurs électeurs : enjeu économique en Alberta, enjeu culturel au Québec.
Derrière cette propension à jouer les gros bras, il y a sans aucun doute des enjeux financiers. Mais on peut aussi y voir, comme ailleurs dans le monde, cette revendication croissante pour la défense d’intérêts sur un territoire resserré. Un mouvement qui n’épargne pas le Canada.